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Question 2 : A venir…


Question 3 : La création qui est le premier effet de la puissance divine.


Article 1 : Dieu peut-il créer de rien ?

Il semble que non.

Objections :

1. Dieu ne peut agir contre la conception commune de l’esprit : faire par exemple que le tout ne soit pas plus grand que la partie. Mais, comme le dit Aristote (I Phys. 4, 187 a 26), la conception commune : “Rien ne vient de rien” provient de l’opinion des philosophes. Donc Dieu ne peut rien faire de rien.
2. Tout ce qui est fait, avant d’exister, en avait la possibilité : car s'il lui était impossible d'être, il ne pouvait pas être fait. Car rien ne se change en ce qui est impossible. Mais la puissance par laquelle quelque chose peut exister ne peut être que dans un sujet, à moins que par hasard elle-même soit le sujet. Car un accident ne peut exister sans sujet. Donc tout ce qui est fait est fait à partir de la matière ou d’un sujet. En conséquence, il est impossible que quelque chose soit fait de rien.
3. On ne peut traverser une distance infinie. Mais du non être absolu à l’être, la distance est infinie. Ce qui apparaît ainsi : moins une puissance est disposée à l’acte, plus elle en est distante. C'est pourquoi, si on supprime tout à fait la puissance, la distance sera infinie. Donc il est impossible que quelque chose passe du non être absolu à l’être.
4. Le philosophe (De la Génération et de la corruption, I, 10) dit que des objets tout à fait dissemblables n'interagissent pas entre eux. Car il faut que l’agent et le patient s’accordent dans le genre et la matière. Mais le non être absolu et Dieu ne s’accordent en rien. Donc Dieu ne peut agir sur le non être absolu et ainsi il ne peut pas faire quelque chose de rien.
5. Mais on pourrait dire que cette raison procède d'un agent dont l’action est différente de la substance et doit être reçue dans un sujet. En sens contraire, Avicenne (IX Métaphysique, ch. 2) dit que si la chaleur était dépourvue de matière, elle agirait par elle-même, sans matière et cependant son action ne serait pas sa substance. Donc le fait que l’action de Dieu soit son essence n’est pas une raison pour qu’il n’ait pas besoin de matière.
6. De rien on ne conclut rien, ce qui est un certain cheminement de la raison. Mais l’être de raison suit l’être de nature. Donc même dans la nature, on ne peut rien faire de rien
7. Dans la phrase : “Si quelque chose est fait de (ex) rien, la préposition “ex” (de) désigne la cause ou une relation. Si c’est la cause, elle paraît ne signifier qu’une cause efficiente ou matérielle. Mais le néant ne peut être ni la cause efficiente de l’être ni sa matière et ainsi dans l’intention, il n’indique pas la cause, ni de la même manière la relation, parce que, comme le dit Boèce, de l’être au non-être, il n’y a pas de relation. Donc, en aucune manière, rien ne peut être fait de rien.
8. La puissance active, selon le philosophe (Métaphysique V, 12, 1019 a 15-16), est le principe d’un changement en autre chose, en tant qu’autre. Mais la puissance de Dieu est uniquement active. Donc elle requiert un sujet de changement et ainsi elle ne peut faire quelque chose de rien.
9. Dans les êtres, la diversité vient du fait qu’une chose est plus parfaite qu’une autre. Mais la cause de cette diversité ne vient pas de Dieu qui est un et simple. Donc il faut en assigner la cause à la matière. En conséquence, il faut affirmer que les créatures ont été faites de matière et non de rien.
10. Ce qui a été fait de rien possède l’être après le non être. Il faut donc considérer un instant, à la fin duquel il n’existe pas et auquel cesse le non être et un autre instant au début duquel il existe et auquel l'être commence. Donc ou c’est un même et unique instant ou ce sont des instants différents. Si c'est le même, il s’ensuit que deux choses contradictoires existent dans le même instant ; s’ils sont différents, comme entre deux instants il y a un temps intermédiaire, il s’ensuit que quelque chose est intermédiaire entre l’affirmation et la négation ; car on ne peut pas dire qu’il n’était pas après l’ultime instant en lequel il ne fut pas, ni qu’il est avant le premier dans lequel il fut. L’un et l’autre sont impossibles, à savoir que les deux termes de la contradiction soient en même temps et qu’elle ait un intermédiaire. Donc il est impossible que quelque chose soit fait de rien.
11. Il est nécessaire que ce qui a été fait, le soit dans un temps donné et ce qui a été créé aussi. Donc ce qui est créé est fait et a été fait en même temps ou pas. Mais on ne peut pas dire que ce n’est pas en même temps, parce que la créature n’existe pas avant d’avoir été faite. Si donc son devenir est avant d’avoir été faite, il faudra qu’il y ait quelque sujet de l’action, ce qui est contre la définition de la création. S’il se fait et a été fait en même temps, il s’ensuit qu’il est fait et non fait en même temps, parce que ce qui a été fait dans la durée existe ; ce qui cependant se fait n’est pas. Mais cela est impossible. Donc il est impossible que quelque chose soit fait ou créé de rien.
12. Tout agent fait quelque chose de semblable à lui. Mais il agit selon qu’il est en acte. Donc rien n’est fait que ce qui est en acte. Mais la matière première n’est pas en acte. Donc elle ne peut être faite, surtout par Dieu qui est acte pur ; et ainsi tout ce qui est fait, est fait d’une matière présupposée, et non de rien.
13. Tout ce que Dieu fait, il l’opère par l’idée, comme l’artisan fait ses oeuvres par les formes de son art. Mais la matière première n’a pas d’idée en Dieu, parce que l’idée est une forme, et une ressemblance à son effet. Comme on comprend la matière première, selon son essence, hors de toute forme, sa forme ne peut pas en être la représentation. Donc elle ne peut avoir été faite par Dieu ; et de même que ci-dessus.
14. Il ne peut y avoir un même principe pour la perfection et l’imperfection. Dans les choses on trouve l’imperfection, puisque certaines sont meilleures que d’autres, ce qui ne peut arriver que par l’imperfection des inférieures. Donc puisque le principe de la perfection est Dieu, il faudra ramener l’imperfection à un autre principe. Mais il ne peut être que dans la matière. Donc il faudra que les choses aient été faites d’une matière et non de rien
15. Si quelque chose est fait de rien ou il en est fait comme d’un substrat ; - ainsi la statue est faite d’airain, ou bien comme d’un opposé, comme le figuré est fait du non figuré - ou bien d’un composé comme la statue est faite de l’airain sans forme. Mais rien ne peut être fait du néant comme d’un substrat, parce que le non être ne peut être la matière de l’être ni fait comme d’un composé, parce qu'ainsi le non être serait transformé en être, comme l’airain sans forme est transformé en airain en forme et ainsi il faudrait que quelque chose soit commun à l’être et au non être, ce qui est impossible ; ni même fait comme de l’opposé, puisque le non être absolu et l’être diffèrent encore plus que deux êtres de genres différents, dont l’un n’est pas fait par l’autre ; ainsi la figure ne devient pas couleur, sinon par hasard par accident. Donc en aucune manière, rien ne peut être fait de rien
16. Tout ce qui est par accident est ramené au par soi. A partir du contraire, on fait quelque chose par accident et à partir du sujet, on fait quelque chose par soi ; ainsi la statue est faite à partir de quelque chose sans forme par accident, mais elle est faite à partir de l’airain par soi, parce qu’il arrive à l’airain d’être sans forme. Si donc quelque chose est fait du non être, il le sera par accident. Donc il faut qu'il soit fait par soi à partir d’un sujet, et ainsi il n’est pas fait de rien.
17. Celui qui fait donne l’être à ce qui est fait. Si donc Dieu fait quelque chose de rien, il donne l’être à quelque chose. Donc, ou il y a quelque chose qui reçoit l’être, ou il n’y a rien. S'il n'a a rien, donc ce rien est constitué en être par cette action, et ainsi il ne devient pas quelque chose. Mais s'il y a quelque chose qui reçoit l’être, cela sera autre chose que ce qui est Dieu, parce que celui qui reçoit et ce qui est reçu ne sont pas le même. Donc Dieu crée à partir de quelques chose qui préexiste, et non de rien.

En sens contraire :
1. “Au commencement Dieu créa le ciel et la terre” (Gn. 1, 1). La glose de Bède dit que “Créer c’est faire quelque chose de rien”. Donc Dieu peut faire quelque chose de rien .
2. Avicenne (Métaphysique 7, 2) dit que l’agent qui agit par accident a besoin de la matière sur laquelle il agit. Mais Dieu n’agit pas par accident, au contraire son action est sa substance. Donc il n’a pas besoin de matière sur laquelle agir et ainsi il peut faire quelque chose de rien.
3. La pouvoir de Dieu est plus puissant que celui de la nature. Mais celui-ci fait un être de ce qui était en puissance. Donc le pouvoir de Dieu fait quelque chose de plus et ainsi il le fait de rien.

Réponse :
Il faut affirmer fermement que Dieu peut faire quelque chose de rien et qu’il le fait. Pour le mettre en évidence, il faut savoir que tout agent agit selon qu’il est en acte. C'est pourquoi il faut que de cette manière, l’action soit attribuée à un agent à qui il convient d’être en acte. Un être particulier est en acte de manière particulière. Et cela de deux manières :
1) Par comparaison à lui-même, parce que ce n’est pas toute sa substance qui est acte, puisque les choses de ce genre sont composées de matière et de forme et de là vient qu’un être naturel n’agit pas tout entier par soi mais agit par sa forme par laquelle il est en acte.
2) Par comparaison à ce qui est dans l'acte. Car en aucun être naturel ne sont inclus l’acte et les perfections de tout ce qui est dans l'acte, mais chacun d'eux a un acte limité à un seul genre et à une seule espèce, et de là vient qu’aucun d'entre eux n’est actif en son être, en tant qu'être, mais en cet être, en tant qu’il est cet être, limité à cette espèce-ci ou à celle-là, car l’agent fait quelque chose de semblable à lui.
Et c’est pourquoi l’agent naturel ne produit absolument pas un être, mais un être préexistant et limité à ceci ou à cela, comme par exemple limité à l’espèce du feu, à la blancheur ou à quelque chose de ce genre. Et c'est pourquoi, l’agent naturel agit en mettant en mouvement et ainsi il a besoin de la matière qui est le sujet du changement ou du mouvement et, pour cela, il ne peut pas faire quelque chose de rien. Dieu au contraire est totalement acte — et par rapport à lui-même, parce qu’il est acte pur, sans puissance mêlée— et par rapport à ce qui est dans l'acte, parce qu’en lui est l’origine de tous les êtres. C'est pourquoi, par son action, il produit l’être entier subsistant, sans rien de présupposé, étant donné qu’il est le principe de l’être entier et en soi tout entier principe. Et à cause de cela il peut faire quelque chose de rien et son action est appelée création.
C'est pour cela qu'on dit dans le Livre des Causes (prop. 18) que l'être existe par création, mais que la vie et les autres choses de ce genre existent par mise en forme. Car les causalités de l’être sont ramenées absolument à la cause première universelle, mais pour ce qui est ajouté à l'être ou ce par quoi il est spécifié, la causalité appartient aux causes secondes qui agissent en donnant une forme, en supposant aussi la cause universelle. Et de là vient que rien ne donne l’être que dans la mesure où il y a en lui participation du pouvoir divin. C’est pour cela qu’on dit aussi dans le Livre des Causes (prop. 3 ) que l’âme noble a une opération divine dans la mesure où elle donne l’être.

Solutions :
1. “Rien ne vient de rien”. Aristote dit que c’est la conception du sens commun ou l’opinion des Naturalistes, parce que l’agent naturel qu’ils considèrent n’agit que par mouvement. C'est pour cela qu'il faut qu’il y ait un sujet du mouvement ou du changement, qui n’est pas nécessaire pour l’agent surnaturel, comme on l’a dit .
2. Avant que le monde ait existé, son existence était possible : il ne faut pas cependant qu'une matière préexistât dans laquelle serait établie la puissance. Car on lit (Métaphysique V, 3, 1047 a, 24-26), qu'on dit que quelque chose est quelquefois possible, non en raison d'une puissance, mais parce que, dans les termes de son énoncé, il n’y a rien qui s’y oppose, selon que le possible est opposé à l’impossible. Ainsi donc, on dit qu’avant que le monde ait existé, il était possible qu’il soit fait, parce qu’il n’y avait aucune opposition entre le prédicat de l’énoncé et le sujet. On peut dire aussi qu’il était possible à cause d'une puissance active de l’agent, non à cause de la puissance passive de la matière. Le philosophe use de cet argument (Métaphysique VII, 8, 1033 b 26) dans les générations naturelles contre les Platoniciens qui disaient que les formes séparées étaient les principes de la génération naturelle.
3. Il faut dire que de l’être au non être absolu, il y a en quelque sorte et toujours une distance infinie, mais pas cependant de la même manière. Quelquefois d'une partie infinie à une autre infinie, comme lorsqu’on compare le non être à l’être divin qui est infini, comme si on comparait la blancheur infinie au noir infini. Quelquefois la partie n’est finie que d’un côté, comme quand on compare le non être absolu à l’être créé qui est fini, comme si on comparaît le noir infini à une blancheur finie. Donc en cet être qui est infini, le passage à partir du non être ne peut pas se faire, mais dans celui qui est fini un tel passage peut se faire, selon que la distance du non être à cet être est limitée d’un côté, quoique ce ne soit pas à proprement parler un passage : car c'est ainsi dans les mouvements continus par lesquels passe partie après partie. Car ainsi, en aucune manière, on arrive à traverser l’infini.
4. Quand quelque chose est fait de rien, le non être ou le néant ne joue le rôle de patient que par accident, mais il joue davantage le rôle de contraire pour qui est fait par l'action. Et même dans l'ordre naturel, l'opposé ne joue le rôle de patient que par accident, mais c'est plutôt le substrat qui le joue.
5. Si la chaleur était privée de matière, elle agirait sans la matière requise de la part de l’agent, mais non sans celle nécessaire au patient.
6. La conclusion se comporte dans le raisonnement comme le mouvement dans les actions de la nature, parce qu’en concluant, la raison passe d’un objet à une autre. Et de même que tout mouvement naturel dépend de quelque chose, de même toute conclusion dans le raisonnement. De même comprendre les principes, ce qui est le principe pour conclure, ne dépend pas de quelque chose d’où l’on conclut, de même la création, qui est le principe de tout mouvement, ne dépend de rien.
7. Quand on dit que quelque chose est fait de rien, le sens est double, comme le montre Anselme dans son Monologium (ch. 5 et 7). Car la négation exprimée par “rien” peut nier la préposition ex, ou peut être incluse sous elle. Mais si elle nie la préposition, elle peut encore avoir double sens : 1) Comme la négation porte sur le tout, non seulement la préposition est niée, mais encore le mot, comme si on disait quelque chose est fait de rien parce qu’il n’est pas fait, comme on peut dire de celui qui se tait qu’il ne parle de rien : et ainsi de Dieu nous pouvons dire qu’il est fait de rien, parce qu’il n’est absolument pas fait : cependant ce mode de parler n'est pas habituel. 2) Autre sens : le mot demeure affirmé, mais la négation porte seulement sur la préposition et ainsi on dit que quelque chose est fait de rien parce qu’il est fait, mais rien de ce dont il est fait n'a préexisté. Ainsi nous disons que quelqu’un est attristé par rien parce qu’il n’a pas de cause à sa tristesse, et de cette manière, pour la création on dit, que quelque chose est fait de rien. Mais si la préposition inclut la négation, alors le sens est double : l’un est vrai, l’autre faux. Faux si sa position exprime une relation de cause (car le non être ne peut en aucune manière être cause de l’être) ; vrai s’il exprime l’ordre seulement, comme on dit que quelque chose est fait de rien parce qu’il est fait après rien, ce qui est vrai dans la création. Mais ce que Boèce dit que du non être à l’être il n’y a pas d’ordre, il faut le comprendre de l’ordre d'un rapport déterminé ou de celui d'une relation réelle, qui ne peut exister entre l’être et le non être, comme Avicenne le dit (Métaphysique, III).
8. Cette définition est comprise de la puissance active naturelle.
9. Dieu ne crée pas par nécessité de nature, mais selon l’ordre de sa sagesse. Et c’est pourquoi il ne faut pas que la diversité des choses viennent de la matière, mais de l’ordre de la sagesse divine, qui institua des natures diverses pour achever l’univers .
10. Quand quelque chose est fait de rien, l'être de ce qui est fait est d'abord dans un instant, mais le non être n’est ni dans cet instant ni dans un instant réel, mais imaginaire seulement, En effet, hors de l’univers, il n’y a pas de dimension réelle, mais imaginaire seulement, selon laquelle nous pouvons dire que Dieu peut faire quelque chose hors l’univers seulement ou seulement quelque chose d’éloigné de l’univers : de la même manière avant le commencement du monde, il n’y eut pas de temps réel, mais un temps imaginaire, et en lui il est possible d’imaginer un instant à la fin duquel il y eut du non être. Et il ne faut pas, qu’entre ces deux instants, il y ait un temps intermédiaire puisque le temps réel et le temps imaginaire n’ont pas de rapport.
11. Ce qui est fait de rien, se fait et est fait en même temps. Et il en est de même dans tous les changements instantanés. Car au même moment l’air s’illumine et est illuminé. Car on dit qu’avoir été fait en telles conditions, c’est être fait, selon qu’il est dans le premier instant dans lequel il a été fait. Ou on peut dire que ce qui est fait de rien, est dit fait quand il a été fait non selon le mouvement, qui est d’un terme à un autre, mais selon le passage de l'agent à la chose faite. Car on trouve les deux dans la génération naturelle, à savoir le passage d’un terme à un autre et l'écoulement à partir de l’agent dans la chose faite, dont l’un des deux seulement est proprement dans la création.
12. On ne peut pas dire à proprement parler que la matière, la forme, ni l’accident sont faits, mais ce qui est fait c’est l'être subsistant. Car comme être fait se termine à l’être, il convient proprement d’être fait à celui à qui il convient d’être par soi, c’est-à-dire à la chose subsistante ; c'est pourquoi ni la matière ni la forme ni l’accident sont dits proprement créés mais concréés. Proprement c’est la chose subsistante qui est créée, quelle qu'elle soit. Si cependant le caractère essentiel n'y est pas fait, alors il faut dire que la matière première a une ressemblance avec Dieu dans la mesure où elle participe de l’être. Car de même que la pierre est semblable à Dieu en tant qu’être, bien qu’elle ne soit pas spirituelle comme lui, ainsi la matière première ressemble à Dieu en tant qu’être, non en tant qu'être en acte. Car l’être commun est d’un certaine manière en puissance et en acte.
13. Et ainsi on répond à la 13e objection. Car à proprement parler la matière n’a pas d’idée, mais le composé en a une, puisque l’idée est une forme qui crée. Cependant on peut dire qu’il y a une idée de la matière selon qu’elle imite l’essence divine d’une certaine manière.
14. Il ne faut pas, si de deux créatures l'une est plus digne, que la moins digne ait une imperfection. Car l’imperfection désigne un manque de ce qu’elle est destinée à avoir ou qu’elle doit avoir. Donc dans la gloire, quoique un des saints en dépasse un autre, cependant aucun ne sera imparfait. Mais s’il y a quelque imperfection dans les créatures, il ne faut pas qu’elle vienne de Dieu ni de la matière, mais du fait que la créature vient de rien.
15. On dit que quelque chose est fait de rien comme de son opposé selon le sens exposé plus haut. Cependant il ne faut pas que d’un être d’un genre soit fait un être d’un autre genre, comme de la couleur et la figure. Car l’être et le non être ne peuvent coexister, mais la couleur et la figure le peuvent. Mais le "dans" (in) d'où la chose est faite doit être un "dans" (in) possible pour lui, comme on le dit en I Physique, 5, (188 a - 188b) parce qu'il n'arriverait pas à être en même temps.
16. Si le “ex” désigne la cause, quelque chose n’est fait de son opposé que par accident, à savoir par la raison du sujet. S’il désigne l’ordre, alors quelque chose est fait de l’opposé même par soi, c'est pourquoi la privation est appelée principe de faire l’être mais non d’être. De cette manière, on dit que quelque chose est fait de rien comme on l'a dit plus haut dans le corps de l’article.
17. Dieu, en même temps qu’il donne l’être produit ce qui le reçoit. Et ainsi il n’a pas besoin d’agir à partir de quelque chose de préexistant.

Article 2 : La création est-elle un changement ?

Il semble que oui.

Objections :
1. Car un changement, d'après son nom, désigne un état après un état antérieur (Cf. Phys. 5, 7 224 b 35 - 225 a). Mais c'est ainsi que se comporte la création : l’être, en effet, est créé après le non être. Donc la création est un changement .
2. Tout ce qui est fait est fait d’une certaine manière à partir du non être, parce que ce qui est ne se fait pas. Donc, de la même manière que se comporte la génération, d'après laquelle la chose est faite selon une partie de sa substance, pour combler la privation de la forme, qui est un non être relatif, de cette manière se comporte la création par laquelle la chose est faite selon toute sa substance pour combler le non être absolu. Mais la privation de la forme est à proprement parler le terme de la génération. Donc le non être absolu est proprement le terme de la création et ainsi, à vrai dire, la création est un changement .
3. Plus grande est la distance entre les termes, plus grand est le changement. Car le changement est plus grand de blanc à noir que de blanc à blanc pâle. Mais le non être absolu est plus loin de l’être qu'un contraire de son contraire ou le non être relatif de l’être. Donc comme le passage d’un contraire à son contraire, ou du non être relatif de l’être, devient changement, le passage du non être absolu à l’être, qu’est la création, sera beaucoup plus un changement.
4. Ce qui ne se comporte pas de la même manière maintenant qu'auparavant est soumis au changement ou au mouvement. Mais ce qui est créé ne se comporte pas de la même manière maintenant et auparavant ; parce qu’avant c'était un non être absolu et après il est devenu un être. Donc, ce qui est créé est mu ou changé.
5. Ce qui passe de la puissance à l’acte subit un changement. Mais ce qui est créé passe de la puissance à l’acte ; parce qu’avant la création il était seulement dans la puissance du créateur, mais ensuite il est en acte. Donc ce qui est créé, a subi un mouvement ou un changement : donc la création est un changement.

En sens contraire :
Les espèces de mouvements ou changements sont au nombre de six selon Aristote, dans Les catégories (chapitre sur le mouvement). Aucun d’elles n’est création, comme cela paraît à qui les examine une à une. Donc la création n’est pas un changement.

Réponse :
Dans un changement, il faut une même élément commun à chacun des deux termes du changement. Car si les termes opposés du changement ne concordaient en rien, on ne pourrait pas parler de passage de l’un à l’autre. En effet, par le nom de changement et celui de passage, on désigne une même chose, qui se comporte autrement maintenant qu'auparavant. Et aussi ces termes du changement ne sont pas incompatibles, ce qui est requis pour qu’ils en soient les termes, sauf s'ils se rapportent à un même être. Il arrive en effet que deux contraires soient ensemble s’ils se rapportent à des sujets différents.
Donc parfois il arrive que, pour chaque terme du changement, il y a un seul sujet commun qui existe en acte ; c'est alors proprement un mouvement, comme cela arrive dans l’altération, la croissance, la diminution et le changement de lieu. Car dans tous ces mouvements un seul et même sujet qui existe en acte, est changé d’un opposé à son opposé. Mais quelquefois c’est le même sujet commun à l'un et l'autre terme, non un être en acte, mais en puissance seulement, comme cela arrive absolument dans la génération et la corruption. Car le sujet de la forme substantielle et de la privation est la matière première qui n’est pas un étant en acte. C'est pour cela que ni la génération, ni la corruption ne sont à proprement parler des mouvements, mais des changements.
Mais parfois il n’y a de sujet commun ni en acte ni en puissance : mais c’est le même temps continu, dans la première partie duquel il y a un opposé et dans la seconde un autre, comme quand on dit que ceci est devenu cela, c’est-à-dire après cela, comme le midi est fait du matin. Mais on n’appelle pas cela un changement au sens propre, mais par analogie, dans la mesure où on imagine le temps lui-même comme sujet de ce qui se fait dans ce temps.
Mais dans la création, il n’y a rien de commun avec l’un des modes dont on a parlé. Car il n’y a pas de sujet commun ni en acte ni en puissance. Le temps non plus n’est pas le même, si nous parlons de création de l'univers : car avant le monde, le temps n’existait pas. Cependant on trouve un sujet commun en imagination seulement, c’est-à-dire dans la mesure où nous imaginons un temps commun pendant lequel le monde n’existait pas et après lequel il a été produit dans l’être. Car hors de l’univers il n'y a pas de grandeur réelle, nous pouvons cependant en imaginer une ; de la même manière, avant le commencement du monde, le temps n’a pas existé, quoiqu’il soit possible de l'imaginer. Et pour cela, la création, à proprement parler, n'est pas véritablement définie comme un changement mais l'est seulement en imagination ; non au sens propre, mais par analogie.

Solutions :
1. Le changement, par son nom, désigne un état qui existe après un premier état, pour quelque chose de semblable, comme il a été dit dans le corps de l’article. Cela n’existe pas dans la création.
2. Dans la génération, d'après laquelle une chose est fait selon une partie de sa substance, il y a un substrat commun à la privation et à la forme et il n’existe pas en acte et c’est pourquoi de même qu'on prend ici le terme au sens propre, de même on prend aussi le passage au sens propre, ce qui n’existe pas dans la création, comme on l'a dit dans le corps de l'article.
3. Plus grande est la distance entre les termes, plus grand est le changement, si on suppose l’identité du sujet.
4. Ce qui ne se comporte pas de la même manière maintenant et avant, subit un changement, si on suppose la préservation du substrat. Autrement le non être absolu serait changé, parce qu'il ne se comporte pas d’une manière semblable maintenant et avant ni même d’une manière différente. Mais il faut pour qu'il y ait un changement, qu'il y ait une même chose qui se comporte de manière différente maintenant et auparavant.
5. La puissance passive est sujet de changement, non la puissance active et c’est pourquoi ce qui passe de la puissance passive à l’acte est changé, mais non ce qui sort de la puissance active et c’est pourquoi l’objection ne vaut pas.

Article 3 : La création est-elle une chose réelle dans la créature et si oui, quelle est-elle ?

Ce n’est pas, semble-t-il, quelque chose de réel dans la créature.

Objections :
1. Comme on le dit dans le Livre des Causes (prop. 10), tout ce qui est reçu en quelque chose, y est selon le mode de celui qui reçoit. Mais l’action de Dieu Créateur est entièrement reçue dans le non être : parce que Dieu en créant fait quelque chose de rien. Donc la création n’apporte rien de réel dans la créature.
2. Tout ce qui est dans le nature des choses est Créateur ou créature. Mais la création n’est ni le créateur, parce qu’ainsi elle serait éternelle, ni non plus une créature, parce qu’elle serait créée par une création ; laquelle aurait besoin d’être créée et ainsi à l’infini. Donc la création n’est rien dans la nature des choses.
3. Tout ce qui existe est substance ou accident. Mais la création n’est pas une substance, puisque elle n’est ni matière, ni forme, ni composé, comme on peut le découvrir facilement. Elle n’est pas non plus un accident parce que celui-ci suit son sujet. Mais la création est naturellement antérieure au créé, qui ne suppose en soi aucun substrat. Donc la création n’est rien dans la nature des chose.
4. La création se comporte vis-à-vis de la créature comme la génération vis-à-vis de l'engendré. Mais le sujet de la génération n’est pas ce qui est engendré, mais c’est plutôt son terme. Son substrat est la matière première, comme on le dit dans La génération et la corruption, (texte 1). Donc le substrat de la création n’est pas la créature. Et on ne peut pas dire que son sujet soit la matière puisque la créature n’est pas créée à partir de celle-ci. Donc la création n’a pas de sujet et ainsi elle n’est pas un accident. Il est clair qu’elle n’est pas une substance. Donc elle n’est rien dans la nature des choses.
5. Si la création est quelque chose dans la nature des choses, comme elle n’est pas changement, comme on l'a dit plus haut, elle paraît être surtout une relation. Mais ce n’en est pas une, puisqu’elle ne peut être contenue dans aucune espèce de relation. Car pour le non être absolu d’où part la relation, l’être n’est absolument ni supposé ni égal. Donc la création est rien dans la nature des choses.
6. Si la création importe une relation de l’être créé à Dieu de qui il tient l’être, comme cette relation demeure toujours dans la créature, non seulement quand il commence à être, mais aussi longtemps qu'il existe, continuellement quelque chose serait créé, ce qui paraît absurde. Donc la création n’est pas une relation et ainsi de même que plus haut.
7. Toute relation qui existe réellement dans les choses est acquise de quelque chose qui est différent de la relation même, comme l’égalité est différente de la quantité et la ressemblance de la qualité. Donc si la création est une relation qui existe réellement dans la créature, il faut qu’elle diffère de ce par quoi la relation est acquise. Mais c’est ce qui est reçu par création. Donc il s’ensuit que la création même ne serait pas reçue par une création et ainsi il en découle qu’elle serait quelque chose d’incréé, ce qui est impossible.
8. Tout changement est ramené au genre où il se termine, comme l’altération à la qualité et la croissance à la quantité et à cause de cela on dit (III Physique, texte 7) qu'il y a autant d’espèces de mouvements qu'il y a d'espèces d'êtres. Mais la création se termine à la substance ; et cependant on ne peut pas dire qu’elle soit dans le genre de la substance, comme on l'a dit ci-dessus à l'objection 3. Donc il ne paraît pas que ce soit quelque chose de réel.

En sens contraire :
1. Si la création n’est rien, donc rien n’est réellement créé. Ce qui paraît faux. Donc la création est quelque chose dans la nature des choses.
2. Dieu est le maître de la créature, parce qu’en la créant, il la fait venir à l’être. Mais son pouvoir est une relation, qui existe réellement dans la créature. Donc la création encore beaucoup plus.

Réponse :
Certains ont dit que la création est quelque chose dans la nature des choses, intermédiaire entre le créateur et la créature. Et parce qu’il n'y a aucun intermédiaire entre les extrêmes, il s’ensuivrait que la création ne serait ni créateur, ni créature. Mais cela a été jugé faux par les professeurs, puisque toute chose de quelque manière qu'elle existe n’a l’être que de Dieu et est ainsi une créature.
A cause de cela, d’autres ont dit que la création elle-même n’établit rien en réalité du côté de la créature. Mais cela ne paraît pas convenir. Car dans tout ce qui est mis en relation réciproquement sous un rapport dont l’un dépend de l’autre et non le contraire, dans ce qui dépend de l’un, on trouve réellement une relation, mais dans l’autre on la trouve en raison seulement, comme cela paraît dans la science et le savoir, comme le philosophe le dit, (Métaphysique V, texte 20, 1022 b 5). La créature d'après son nom a rapport au créateur. Elle dépend de lui, et non le contraire. Donc il faut que la relation, par laquelle la créature est référée au créateur, soit réelle. Mais en Dieu il n’y qu’une relation de raison seulement. Et cela le Maître le dit expressément (I Sent., Dist. 30).
Et c'est pourquoi il faut dire que la création peut être considérée de façon active ou passive. Si on la considère comme active, elle désigne ainsi l’action de Dieu, qui est son essence, avec relation à la créature, qui n’est pas une relation réelle, mais de raison seulement. Si on la prend au sens passif, la création, comme on l’a dit plus haut, à proprement parler n’est pas un changement, on ne peut pas dire qu’elle soit dans le genre de la passivité, mais elle est dans celui de relation.
Ce qui apparaît ainsi : dans tout changement vrai et tout mouvement, on trouve un double processus. L’un est le mouvement d’un terme à un autre, comme de la blancheur à la noirceur ; l’autre de l’agent au patient, comme de celui qui fait à ce qui est fait. Mais ces processus ne se comportent pas de la même manière, dans le mouvement lui-même et au terme du mouvement. Car par le mouvement, ce qui est mu s’éloigne d’un terme du mouvement et accède à l’autre, qui n’est pas dans le terme du mouvement ; comme cela paraît dans ce qui passe de la blancheur à la noirceur. Parce que dans le terme même du mouvement déjà, il n’arrive pas à la noirceur mais il commence à être noir. De même pendant qu’il est dans le mouvement même, le patient ou ce qui est fait, est changé par l’agent, mais quand il est au terme du mouvement, il n’est plus changé par l’agent, mais ce qui est fait reçoit une relation avec l’agent dans la mesure où il a l’être de lui, et où il lui est semblable d’une certaine manière, comme au terme de la génération humaine, l’enfant reçoit la filiation.
Mais la création, comme on l’a dit (art. précéd.) ne peut être reçue comme mise en mouvement qui est avant son terme, mais elle est reçue comme être dans ce qui est fait ; c'est pourquoi dans la création même, ce n’est pas un accès à l'être qui est apporté, ni un changement par le créateur, mais seulement un commencement d’être et une relation au créateur de qui il tient l’être et ainsi la création n’est réellement rien d’autre qu’une relation à Dieu avec la nouveauté de l’être.

Solutions :
1. Dans la création, ce n'est pas le non être qui ne se comporte pas comme recevant l’action divine, mais ce qui est créé, comme on l’a dit ci-dessus.
2. La création, prise au sens actif, signifie l’action divine avec une relation que l'on reçoit avec elle, et ainsi c’est de l’incréé ; mais prise au sens passif, comme on l’a dit, la relation est réellement désignée par mode de changement en raison de la nouveauté, ou du commencement qui est apporté. Mais cette relation est une créature ; on accepte communément le nom de créature pour tout ce qui vient de Dieu. Et il ne faut pas procéder à l’infini, parce que la relation de création n'est pas en rapport avec Dieu par une autre relation réelle, mais par elle-même. Car aucune relation n'est en rapport avec une autre relation, comme Avicenne le dit (Métaphysique l. III, ch. 10). Si nous acceptons le nom de créature plus strictement pour ce qui seulement subsiste (ce qui proprement est fait et créé, comme ayant proprement l’être), alors la relation dont on a parlé n’est pas quelque chose de créé, mais quelque chose de concréé, de même qu’elle n’est pas un étant à proprement parler, mais quelque chose d’inhérent. Il en est de même de tous les accidents.
3. Cette relation est un accident et considérée selon son être, dans la mesure où elle adhère au sujet, elle est postérieure à la chose créée ; comme l’accident est postérieur au sujet, en esprit et par nature ; quoique ce ne soit pas un accident tel qu'il soit causé à partir des principes du sujet. Si on la considère selon sa raison, dans la mesure où la relation susdite naît de l’action de l’agent, elle est ainsi d’une certaine manière avant le sujet, comme l’action divine même, elle est sa cause la plus proche.
4. Dans la génération il y a un changement et une relation, par laquelle l’engendré est en rapport avec celui qui l’engendre. Donc par sa définition, le changement n’a pas pour substrat ce qui est engendré mais sa matière ; mais pour ce qui est de la relation, il a comme substrat ce qui est engendré. Mais dans la création, il y a une relation mais pas de changement à proprement parler, comme on l’a dit ; et ainsi c’est pourquoi ce n’est pas pareil.
5. La relation, dont on a parlé, n’est pas à comprendre de l’être au non être, parce qu’une telle relation ne peut pas être réelle, comme le dit Avicenne (Métaphysique III, dernier chapitre) mais elle est de l’être créé au Créateur. C'est pourquoi il apparaît que c’est une relation d'assujettissement .
6. La création apporte la relation dont on a parlé avec la nouveauté de l’être ; c'est pourquoi il ne faut pas que la chose, tant qu’elle existe, soit créée, bien qu’elle soit toujours rapportée à Dieu. Bien qu'il ne soit pas inconvenant de dire que, de même que tant que l’air brille, il est illuminé par le soleil, ainsi la créature tant qu’elle a l’être, est créée par Dieu, comme Augustin aussi le dit (La Genèse au sens littéral, 8, 12). Mais en cela il n’y a différence que de nom, selon que le nom de création peut être reçu avec la nouveauté ou sans elle.
7. L'origine de la relation dans la création est principalement la chose subsistante, dont diffère la relation même de création, qui est elle-même créature ; et non principalement, mais comme secondairement, comme quelque chose de concréé.
8. Le mouvement est ramené au genre de son terme, dans la mesure où on procède de la puissance à l’acte. Car dans le mouvement même, le terme du mouvement est en puissance et la puissance et l’acte sont ramenés au même genre. Dans la création, il n’y a pas de passage de puissance à l’acte et ainsi ce n’est pas pareil.

Article 4 : Le pouvoir ou même l’acte de créer peut-il être communiqué a une créature ?

Il semble que oui.

Objections :
1. De la même manière et dans le même ordre que les créatures sortent du premier principe, elles sont réordonnées à leur fin ultime, puisque le premier principe et la fin ultime des êtres sont une même chose. Mais les créatures inférieures sont ordonnées à Dieu comme à leur fin par l’intermédiaire des créatures supérieures, parce que, comme le dit Denys (La Hiérarchie céleste, 5,1) la loi de la divinité est de reconduire à elle les dernières par les premières. Donc les créatures inférieures sortent du premier principe par création, par l’intermédiaire des créatures supérieures, et c’est ainsi que l’acte de création est communiqué à la créature.
2. Ce qui une fois communiqué à la créature, ne l’entraîne pas hors de ses limites, lui est communicable par la puissance du créateur, qui peut même fonder des genres de créatures. Mais le pouvoir de créer, s’il était communiqué à la créature, ne la mettrait pas hors de ses limites. Donc le pouvoir de créer lui est communicable. Preuve intermédiaire : on dit que ce qui place une chose hors des limites de la création s'oppose à sa nature. Mais pouvoir créer ne s'oppose à la nature de la créature qu’à cause de l’infinité du pouvoir dont elle semble avoir besoin pour cela. Mais il n’est pas requis, à ce qu’il semble, car chaque chose est distante de l’un de ses opposés qu'autant qu’elle participe à la nature de l’autre. Car plus un objet est blanc, plus il est éloigné du noir. Mais l’être créé participe à la nature de l’être de façon limitée. Donc, il est distant du non être absolu de façon limitée. Amener quelque chose à l’être à partir d’une distance finie ne révèle pas une puissance infinie et ainsi il reste que l’acte de création pourrait appartenir à une puissance finie et ainsi le pouvoir de créer n'est pas opposé à la condition de créature et il ne la place pas hors de ses limites.
3. Mais on pourrait dire que cette assertion : chaque chose est éloignée de l’un de ses opposés qu’autant elle participe de l'autre, trouve sa place dans ces opposés dont l’un et l’autre sont d'une certaine nature, comme le sont les contraires, mais non dans ceux dont l'un seulement est de cette nature, ainsi dans la privation, et la possession, l’affirmation et la négation. En sens contraire, l’opposition susdite trouve sa place dans les contraires selon qu'ils sont distants l’un de l’autre, ce qui se rencontre en eux dans la mesure où ils sont opposés. Mais la cause de l’opposition dans les contraires, ainsi que sa racine est l’opposition de l’affirmation et de la négation, comme on le prouve (Cf. Métaphysique, IV, 6, 1011 b 13). Donc c’est dans l’opposition de l’affirmation et de la négation qu’elle doit avoir lieu.
4. Selon Augustin (La Genèse au sens littéral, II, 8, 16), dit qu’une chose est créée de trois façons : 1) en parole, 2) dans la connaissance angélique, 3) dans sa nature propre. C’est pour cela que la Genèse (1, 1-2) dit : “Il dit : que cela soit fait et cela fut fait”. Mais la manière dont on dit que les choses sont créées dans l’intelligence angélique est intermédiaire entre ces deux modes. Donc il semble que les créatures procèdent, pour venir à l’être dans leur propre nature, du verbe du Créateur, par l’intermédiaire de la connaissance angélique, et ainsi il semble que les choses sont crées par l’intermédiaire des anges.
5. Le néant et une chose sont plus éloignés qu’une chose et l’être, puisque le néant et la chose n’ont rien de commun, mais que la chose est une partie de l’être. Mais Dieu, en créant, fait que ce qui était néant devient quelque chose et par conséquent qu’une puissance nulle devienne une puissance. Donc il peut faire beaucoup plus, à savoir qu'une puissance limitée, de quelque manière que soit la puissance de la créature, devienne une toute puissance qui peut créer. Et ainsi le pouvoir de créer peut être communiqué à la créature.
6. La lumière spirituelle est plus noble et plus puissante que la lumière corporelle. Mais celle-ci se multiplie elle-même. Donc l’ange, qui est lumière spirituelle selon Augustin (La Genèse au sens littéral, II, 8, 17) peut se multiplier lui-même. Mais cela il ne peut le faire qu’en créant. Donc l’ange peut créer.
7. Comme les formes substantielles ne sont pas engendrées, du fait que seul le composé est engendré, comme le prouve le philosophe (Métaphysique VII, ch. 8, 1033 b 5 - 1033b 16…), elles ne peuvent venir à l’être que par création. Mais la nature créée dispose la matière pour la forme. Donc par sa fonction, quelque chose travaille pour la création, et ainsi cet office qu’elle a dans la création peut être communiqué à la créature .
8. L’oeuvre de justification est plus noble que celle de création, puisque la grâce est au-dessus de la nature. D’où ce que dit Augustin (Sur saint Jean, traité. 34) qu’il est plus important de justifier un impie que de créer le ciel et la terre. Mais dans la justification de l’impie, la créature montre son office ; car le prêtre, dit-on, justifie ou remet les péchés en tant que ministre. Donc la créature peut beaucoup plus montrer son office dans l’acte de création
9. Il faut que tout ce qui est fait ressemble à l’agent, comme on le prouve (Métaphysique VII, 1033 b 29). Mais la créature corporelle n’est semblable à Dieu ni par l'espèce ni par le genre. Donc elle ne peut procéder de Dieu par création que par l’intermédiaire d’une créature, qui serait semblable, au moins en genre. Et ainsi il semble que les choses corporelles sont créés par Dieu par l’intermédiaire des créatures supérieures.
10. Dans le Livre des Causes (prop. 19), il est dit que celle qui est l’intelligence seconde ne reçoit des perfections premières qui procèdent de la cause première, que par l’intermédiaire de l'intelligence supérieure. Mais l'être même vient des perfections premières. Donc l’intelligence seconde ne reçoit l’être de Dieu que par l’intermédiaire de l'intelligence première et ainsi il apparaît que Dieu communique l’action de créer à une créature.
11. Dans le même livre (prop. 7) on dit que l’intelligence connaît ce qui est sous elle, au moyen de sa substance, dans la mesure où elle en est la cause. Mais une intelligence en connaît une autre qui est sous elle. Donc elle en est la cause. Mais elle n’est causée que par création, puisqu’elle n’est pas composée. Donc l’intelligence peut créer.
12. Augustin (L'immortalité de l'âme, XVI, 25) dit que la créature spirituelle communique à la créature corporelle l’espèce et l’être et ainsi il semble que les créatures corporelles seraient créées par l’intermédiaire des créatures spirituelles.
13. Il y a deux sortes de connaissance : 1) la première va vers l'objet, 2) l'autre vient de l’objet. Or l’ange connaît ce qui est corporel, non par une connaissance qui vient de la réalité, puisqu’il n’a pas les sens par l’intermédiaire desquels la connaissance du sensible parvient à l’esprit. Donc il le connaît d’une connaissance qui va vers l'objet et qui est semblable à la connaissance divine. Donc, comme Dieu, par sa science, est la cause des choses, ainsi la science de l’ange semble aussi en être la cause.
14. Le processus par lequel les êtres viennent à l'existence est double : 1) ils passent du pur non être à l’être, ce qui se fait par création ; 2) ils passent de la puissance à l’acte. Mais le pouvoir matériel des choses naturelles peut produire des êtres de la seconde manière, c’est-à-dire en les faisant passer de la puissance à l’acte. Donc un pouvoir immatériel qui est plus puissant, tel celui de l’ange, peut amener à l’être de la première manière, ce qui dépend d’un plus grand pouvoir, c’est-à-dire du pur non être à l’être, ce qui est créer et ainsi il semble que l’ange puisse créer.
15. Rien n’est plus grand que l’infini. Mais c'est le pouvoir d’une puissance infinie de faire passer quelque chose du néant à l’être ; autrement, rien n’empêcherait de créer des créatures. Donc nulle puissance ne peut être plus grande que celle-la. Et ainsi ce n’est pas plus grand de faire une créature de rien et lui donner la puissance de créer que créer. Dieu peut le premier. Donc aussi le second.
16. Plus grande est la résistance du patient à l’agent, plus grande est la difficulté pour agir. Mais le contraire résiste plus que le non être, car le non être ne peut agir comme agit le contraire. Comme donc la créature pourrait faire quelque chose de contraire, il semble qu’elle puisse beaucoup plus faire quelque chose de rien, ce qui est créer. Donc une créature peut créer.

En sens contraire :
1. L’être et le non être sont séparés par une distance infinie. Mais produire quelque chose à partir d’une distance infinie dépend d’un pouvoir infini. Donc créer est le propre d’un pouvoir infini, et il ne peut être communiqué à aucune créature.
2. Les créatures supérieures, comme les anges, selon Denys (La hiérarchie céleste, XI), sont divisées en essence, pouvoir et opération : de là on peut constater que le pouvoir d’aucune créature n’est son essence et ainsi aucune créature n’agit elle-même toute entière, puisque ce par quoi quelque chose agit c’est son pouvoir. Mais l’effet est produit selon que l’agent agit. Donc aucune créature ne peut produire un effet total, et ainsi elle ne peut créer, mais elle présuppose toujours une matière pour son action.
3. Augustin ( (La Trinité, III, ch. 8 et 9) dit que les anges ne peuvent être créateurs de rien, ni les bons ni les mauvais. Parmi toutes les créatures, l’ange est le plus noble. Donc les autres peuvent encore moins créer.
4. Créer et conserver les créatures dans l’être est un même pouvoir. Mais les créatures ne peuvent être conservées dans l’être que par le pouvoir divin ; s’il se retirait des créatures, elles retourneraient au néant à l’instant, selon Augustin (La Genèse au sens littéral, IV, 12, 22 et 23). Donc les choses ne peuvent être créées que par la puissance divine.
5. Ce qui est vraiment le propre d’une chose ne peut convenir à un autre. Mais on dit communément que créer est propre à Dieu. Donc créer ne peut convenir à un autre.

Réponse :
La position de certains philosophes fut que Dieu créa les créatures inférieures par l’intermédiaire des créatures supérieures, comme cela apparaît dans le Livre des Causes, prop. 10 — Avicenne, Métaphysique, IX, 4 et Algazel et ils étaient poussés à le penser parce qu’ils croyaient que, d’un être unique et simple, ne pouvait immédiatement provenir qu’un être unique et que c'est par son intermédiaire que la multitude procédait du premier être unique. Ils disaient cela comme si Dieu agissait par nécessité de nature, de cette manière d’un seul être simple, il n'est fait qu’un être unique.
Nous, nous pensons que les créatures procèdent de Dieu par mode de science et d'intelligence ; de cette manière, rien n’empêche que de Dieu, unique, premier et simple, la multitude provienne sans intermédiaire, selon que sa sagesse contient toutes choses. Et c’est pourquoi, selon la foi catholique, nous pensons que Dieu créa toutes les substances spirituelles et la matière des êtres corporels sans intermédiaire, considérant comme hérétique si on dit que quelque chose a été créé par un ange ou par quelque créature. C'est pourquoi Jean Damascène dit (Exposition de la foi orthodoxe, II, 2) que “quiconque aura dit qu’un ange crée quelque chose, qu’il soit anathème”.
Certains penseurs catholiques cependant ont dit que même si aucune créature ne peut créer, Dieu a pu lui communiquer le pouvoir de créer par son office. La maître des Sentences le dit (4 Sent. Dist. 5).
Certains, au contraire, disent que le pouvoir de créer n’a pu en aucune manière être communiqué à la créature, ce qui est le plus communément admis.
Pour le mettre en évidence, il faut savoir que la création désigne une puissance active par laquelle les choses sont amenées à l’être et sans présupposer une matière préexistante et un agent antérieur. Car seules, ces causes sont présupposées pour l’action. En effet la forme de l’engendré est le terme de l’action de celui qui engendre et elle-même est la fin de la génération qui, selon l’être, ne précède pas mais suit l’action.
Que la création, en effet, ne présuppose pas la matière, cela apparaît dans la définition même du nom. Car on dit que “créer” c'est faire quelque chose de rien. Qu'elle ne présuppose pas non plus de cause première efficiente, est éclairé par ce que dit Augustin (La Trinité, 3, 8), là où il prouve que les anges ne sont pas créateurs, parce qu’il opèrent à partir des semences introduites dans la nature, qui sont des pouvoirs actifs en elle.
Donc si on comprend la création au sens strict, il est clair qu’elle ne peut convenir qu'au premier agent, car la cause seconde n’agit que sous l’influence de la cause première, et ainsi toute action de la cause seconde présuppose une cause efficiente.
Et les philosophes eux-mêmes ont pensé que les anges ou les intelligences ne créaient que par la puissance divine qui existait en eux, de sorte que nous comprenons que la cause seconde peut avoir une double action : l’une de sa propre nature, l’autre de la puissance de la cause première. Il est impossible que la cause seconde de son propre pouvoir soit le principe d’être en tant que tel, cela, en effet, est le propre de la cause première, car l’ordre des effets dépend de l’ordre des causes.
Le premier effet est l’être même, qui est présupposé à tous les autres effets ; et il n'en présuppose pas d’autre ; et c’est pourquoi donner l’être en tant que tel doit être l’effet de la seule cause première selon son propre pouvoir ; et que toute autre cause donne l’être, cela arrive dans la mesure où il y a en elle le pouvoir et l’opération de la cause première, et non par son propre pouvoir ; de la même manière, l’instrument effectue l’action instrumentale, non par le pouvoir de sa propre nature, mais par le pouvoir du moteur ; ainsi la chaleur naturelle, par le pouvoir de l'âme, engendre la chair vivante mais, par le pouvoir de sa propre nature, seulement elle réchauffe et dissout.
Et de cette manière, certains philosophes ont pensé que les intelligences premières sont créatrices des secondes dans la mesure où elles leur donnent l’être par le pouvoir de la cause première qui existe en elles. Car l’être est par création, le bien et la vie etc. sont par mise en forme, comme on le dit dans le Livre des Causes. Et cela fut l'origine de l’idolâtrie, puisque à ces substances créées, en tant que créatrices des autres, on offrait un culte de latrie. Mais le Maître des Sentences (IV Sent.) pense que ce pouvoir est communicable à la créature, non pour qu’elle crée par son propre pouvoir, comme par son autorité, mais par fonction en tant qu'instrument.
Mais pour celui qui examine avec attention, cela paraît impossible. Car il faut que l’action de quelqu'un, même si elle est comme celle d’un instrument, vienne de sa puissance. Comme la puissance de toute créature est limitée, il est impossible qu’une créature agisse pour créer, même comme instrument. Car la création demande un pouvoir infini, dans la puissance d’où elle sort : ce qui apparaît pour cinq raisons.
Première raison : la puissance de celui qui agit est proportionnée à la distance qui est entre ce qui est fait et l’opposé dont il est fait. En effet plus le froid est violent, et ainsi plus éloigné de la chaleur, plus grand doit être le pouvoir de la chaleur qu'il faut pour passer du froid au chaud. Le non être absolu est éloigné de l’être à l’infini, ce qui apparaît du fait que le non être est plus éloigné de quelque être déterminé qu'un autre être, à quelque distance qu’on le trouve de cet autre être et c’est pourquoi, de ce qui est tout à fait du non être, on ne peut absolument rien créer sans une puissance infinie.
Seconde raison : parce que ce qui est fait subit l’action de la manière dont celui qui le fait agit. L’agent agit selon qu’il est en acte. C'est pourquoi seul agit par soi tout entier ce qui est tout entier en acte, ce qui n’est le propre que de l’acte infini qui est l’acte premier. C'est pourquoi faire une chose selon toute sa substance est le propre du seul pouvoir infini.
Troisième raison : comme l’accident doit être dans le sujet, le sujet de l’action serait celui qui la reçoit. Seul en créant n'a pas besoin de matière pour le recevoir, celui dont l’action n’est pas un accident, mais la substance même, ce qui est le propre de Dieu seul et ainsi il est seul à créer.
Quatrième raison : parce que, comme toutes les causes efficientes secondes reçoivent du premier agent leur pouvoir d’agir, comme on le prouve dans le Livre des Causes (prop. 19 et 20 ), il faut que le mode et l'ordre soient imposés par le premier agent à tous les agents seconds ; mais à lui le mode ou l'ordre ne sont imposés par personne. Comme le mode de l’action dépend de la matière qui reçoit l’action de l’agent, ce ne sera le propre que du seul premier agent d’agir sans matière présupposée par un autre agent et de fournir la matière à tous les autres agents seconds.
La cinquième raison conduit à une impossibilité. Car selon l’éloignement de la puissance à l’acte, il y a un rapport des puissances qui ramènent quelque chose de la puissance à l’acte. Car plus la puissance est éloignée de l’acte, plus grande est la puissance dont elle a besoin. Si donc il y a une puissance finie qui agit à partir d’une puissance présupposée nulle, il faut qu’elle ait une rapport de son être à cette puissance active qui conduit quelque chose de la puissance à l’acte, et ainsi il y a un rapport d'une puissance nulle à une puissance, ce qui est impossible. Car il n'y a aucune rapport du non être à l’être (Cf. IV Phys.). Donc il reste qu'aucune puissance de créature ne peut créer quelque chose ni par son propre pouvoir, ni en tant qu’instrument d’un autre.

Solutions :
1. Quand on ramène les créatures à leur fin, ce qui est en vue de cette fin préexiste et c’est pourquoi il n’est pas impossible que par son action de quelque être de coopère avec Dieu pour ce que les choses soient ramenées à leur fin ultime. Mais dans la sortie universelle des créatures à l’être, rien n’est présupposé, c'est pourquoi ce n’est pas pareil .
2. Rien n'empêche d’imaginer une distance infinie d’un côté et finie de l’autre. Mais on imagine la distance infinie de deux côtés, quand on affirme que l’un et l'autre des opposés sont infinis ; par exemple s’il y avait une chaleur et un froid infini. Mais de l’autre côté, quelquefois l’autre est fini, ainsi si la chaleur était infinie et le froid fini. Donc la distance de l’être infini au non être absolu est infinie de chaque côté. Mais la distance de l’être fini au non être absolu est infinie d’un côté seulement et elle requiert néanmoins une puissance agissante infinie.
3. Nous concédons la troisième objection, mais non pas en tant qu'il y a différence, si les deux opposés, ou l’un seulement, sont d’une certaine nature.
4. On dit que les créatures sont créées dans l’intelligence dans la mesure où elles sont connues seulement, non en raison d'un pouvoir pratique. C’est pourquoi les êtres ne sont pas produits par Dieu par l’intermédiaire des anges qui opèrent, mais les anges en ont seulement connaissance.
5. On dit qu'une chose ne peut pas être faite par quelque chose, non seulement à cause de la distance des extrêmes, mais aussi parce qu’elle ne peut absolument pas être faite. Comme si on disait que Dieu ne peut être fait d'un corps, parce Dieu ne peut absolument pas être fait. Donc il faut dire ainsi que d’une puissance on ne peut tirer une toute-puissance, non seulement à cause de la distance de l'une et l’autre des puissances, mais aussi parce que la toute-puissance ne peut absolument pas être faite. Car tout ce qui est fait ne peut pas être acte pur, puisque, du fait qu'il reçoit l’être d’un autre, c'est de lui qu'est tirée la puissance. C’est pourquoi elle ne peut pas être infinie.
6. La lumière corporelle se multiplie non par création d'une nouvelle lumière, mais en se diffusant sur la matière, ce qu’on ne peut pas dire des anges, puisque ce sont des substances subsistantes par soi.
7. On peut considérer une forme de deux manières : 1) Selon qu’elle est en puissance, et ainsi la matière est concréée par Dieu, sans l'intervention d'une action de la nature qui la dispose. 2) Selon qu’elle est en acte et ainsi, elle n’est pas créée, mais elle est tirée de la puissance de la matière par un agent naturel. C'est pourquoi il ne faut pas que la nature agisse en vue de créer quelque chose. Cependant, parce qu’il y a une forme naturelle qui est amenée à l’être par création, à savoir l’âme rationnelle, dont la nature dispose la matière, il faut savoir que, puisque l’oeuvre de création n'a pas besoin de la matière, une chose est dite créé de deux manières. Car certaines choses sont créées sans aucune matière présupposée, ni d’elles, ni en elles, comme les anges et les corps célestes, et pour leur création, la nature ne peut rien faire par disposition. Mais certaines autres sont créés, même si la matière dont elles viennent n'est pas présupposée, cependant la matière dans laquelle elles sont est présupposée, comme pour l'âme humaine. Donc de ce côté où elles ont la matière en elles, la nature peut opérer par disposition, non cependant parce que l'action de la nature s'étend à la substance même du créé.
8. Dans l’oeuvre de justification, l’homme opère quelque chose seulement par le ministère des sacrements qu'il emploie. C'est pourquoi, comme on dit que les sacrements justifient de manière instrumentale et par disposition, la solution revient au même que la précédente.
9. Quoique entre Dieu et la créature, il ne puisse pas y avoir ressemblance de genre ou d’espèce, il peut cependant y avoir une certaine ressemblance par analogie, comme entre la puissance et l’acte, la substance et l’accident. On le dit 1) dans la mesure où les créatures imitent à leur manière l’idée de l’esprit divin, comme l'oeuvre d'art imite la forme qui est dans l’esprit de l’artisan. 2) Selon que les créatures ressemblent d’une certaine manière à la nature divine, selon que les autres êtres viennent de l’être premier, et les biens du Bien etc.. Cependant cette objection ne concerne pas le sujet, parce que, supposé que les créatures procèdent de Dieu par l’intermédiaire d’une puissance créée, alors reviendra la même difficulté, c’est-à-dire comment cette première nature peut avoir été créée par Dieu, sans ressemblance.
10. On trouve cette erreur expressément dans le Livre des Causes (prop. 10) : à savoir que les créatures inférieures ont été créés par Dieu, par l’intermédiaire de créatures supérieures. C’est pourquoi en cela on ne doit pas accepter son autorité.
11. Il faut dire de même.
12. En cet endroit, Augustin parle de l’âme, qui communique l’être et l’espèce au corps, non comme un créateur mais à la manière d'une forme.
13. Bien que l’ange ne connaisse pas les choses d’une connaissance reçue d’elles, cependant il ne faut pas qu’il connaisse d’une connaissance telle qu'elle serait la cause des choses, car sa connaissance est intermédiaire entre les deux connaissances dont on a parlé. Car il connaît les choses d’une connaissance naturelle par les images des êtres infusées en son intelligence par l’intelligence divine ; de sorte que sa connaissance n’irait pas à l'être comme cause des choses, mais serait une image de la connaissance divine qui cause les êtres
14. Dans le passage de la puissance à l’acte on peut remarquer de nombreux degrés, selon qu’une chose peut être menée d’une puissance plus ou moins éloignée à l’acte et même plus ou moins facilement ; c'est pourquoi il ne faut pas, si le pouvoir de l’ange dépasse le pouvoir d’une nature matérielle, qu’il puisse faire quelque chose du pur non être, puisque la nature fait passer une chose de la puissance à l’acte, mais qu’il puisse le faire beaucoup plus facilement que la nature. Ainsi Augustin dit (La Trinité, 3, 8 et 9), que les démons opèrent avec des semences naturelles de façon plus occulte et plus efficace que nous savons le faire.
15. Aucune puissance n’est plus grande que celle de créer. Et il ne faut pas que la puissance du créateur s’étende jusqu’à la communiquer à une autre créature parce qu’elle ne lui est en aucune manière communicable. Car ce qui ne pourrait pas être fait non seulement provient de la défaillance de la puissance qui produit, mais quelquefois de la production de la chose elle-même qui ne peut pas être accomplie. Ainsi Dieu ne peut faire un Dieu, non à cause de la défaillance de sa puissance, mais parce un Dieu ne peut être fait par personne, et de la même manière la puissance de créer ne peut être limitée ni communiquée aux créatures, puisqu’elle est infinie.
16. Dans un acte on peut remarquer une difficulté de deux manières : 1) D'une première manière, le patient résiste à l’agent et cela n’est pas général dans toutes les créatures, mais seulement en des êtres qui agissent avec réciprocité et se supportent l’une l’autre ; en eux l’agent souffre de l’action contraire du "patient". Ainsi les corps célestes qui n’ont pas de contraire, n’éprouvent pas de difficulté en agissant du fait de l’action contraire d’un patient, et Dieu encore bien moins. 2) D’une autre manière qui est générale dans la mesure où le patient est éloigné de l’acte. Car plus une puissance se trouve éloignée de l’acte, plus grande est la difficulté pour l’action de l’agent. C’est pourquoi, comme le non être est plus éloigné de l’acte pur que la matière soumise à quelque contraire, quelque intense qu’il soit, il est clair que c’est le fait d’un plus grand pouvoir de produire quelque chose de rien que de faire le contraire d’un contraire.

Dernière modification le 30 mai 2000

Le gestionnaire de la Toile

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