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THOMAS D'AQUIN

COMMENTAIRE SUR LES PSAUMES

Traduction de Jean-Éric STROOBANT DE SAINT-ÉLOY, osb

Les Éditions du Cerf, Paris, 1996

INTRODUCTION

Les commentaires scripturaires de saint Thomas d'Aquin constituent une part importante de son enseignement, alors que paradoxalement on s'est contenté jusqu'à notre temps d'exposer dans les écoles de théologie sa Somme théologique, qu'il n'a lui-même vraisemblablement jamais enseignée. Les maîtres en théologie de l'époque de saint Thomas commentaient la Sainte Écriture, chapitre par chapitre et section par section. Ce commentaire faisait l'objet ordinaire d'un cours ou lectio (leçon). Sans se désintéresser pour autant des questions exégétiques, les commentaires de l'Écriture sont au XIIIe siècle avant tout des ouvrages théologiques, lesquels sont toujours ordonnés à la lectio divina. La fonction éminemment contemplative du théologien consistait à méditer et à prier la parole de Dieu pour ensuite l'interpréter et tâcher d'en faire saisir tous ses sens.

Ces commentaires scripturaires se fondent sur la doctrine des quatre sens : sens littéral, allégorique, moral et anagogique. Déjà esquissée chez les Pères du désert, cette doctrine du quadruple sens, telle qu'elle parviendra à saint Thomas, va se préciser chez les Pères de l'Église, surtout à partir de saint Grégoire le Grand qui en sera l'un des principaux initiateurs. Elle deviendra la quadriformis ratio, c'est-à-dire les quatre formes d'interprétation traditionnelle des livres sacrés. Cette doctrine du quadruple sens de l'Écriture a fourni un cadre de pensée et de prière à de nombreuses générations de chrétiens, mais elle a été peu à peu rejetée sous l'influence du rationalisme des siècles derniers, dont une partie de l'exégèse d'aujourd'hui reste encore tributaire. Cependant la remise en valeur de cette doctrine des quatre sens grâce à des publications de valeur, tel l'ouvrage sur l'exégèse médiévale du père Henri de Lubac, réhabilite cette doctrine qui, confrontée avec tous les résultats positifs des méthodes exégétiques de notre temps, contribue à un nouvel enrichissement de l'intelligence spirituelle de l'Écriture.

« Saint Thomas, écrit le père de Lubac, sans vouloir innover en rien, s'est contenté de dégager en termes sobres et nets, qui en dessinent vigoureusement les traits majeurs, une doctrine de douze siècles, dans laquelle s'affirme l'originalité de l'allégorie chrétienne. Belle illustration de cette vérité, que le génie est, au plus beau sens du mot, simplificateur. Grâce à ses ordinaires qualités de simplicité robuste, de justesse et de précision, saint Thomas résume l'enseignement commun avec bonheur. Hormis quelques expressions plus récentes, qui sont celles de tout son siècle et qui s'imposeront désormais, les mots dont il use dans ses exposés sont les mots les plus habituels. Chaque fois il fait ressortir le nerf essentiel de la théorie, de telle sorte qu'on soit forcé de reconnaître combien cette dialectique des quatre sens, qui fournit un axe à toute la synthèse chrétienne, est vraiment de necessitate Scripturae. »

Dans ses commentaires scripturaires, saint Thomas distingue donc de manière constante un sens littéral et un sens mystique ou spirituel, mais on rencontre aussi la division suivante : Litteraliter, allegorice, moraliter, c'est-à-dire au sens littéral, allégorique et moral. Et parfois même s'y ajoute encore le sens anagogique.

Selon saint Thomas, le sens littéral ou historique est « celui que l'auteur a en vue. Or l'auteur de l'Écriture sainte est Dieu, qui comprend toutes choses simultanément dans son intelligence ». Et lorsque ces premières réalités historiques sont elles-mêmes l'objet d'autres significations, il est alors question de sens mystique ou spirituel. Ce sens spirituel qui « se fonde sur le sens littéral et procède de lui  » se subdivise encore en trois autres sens : - le sens allégorique suivant lequel « ce qui est de l'Ancienne Loi signifie ce qui est de la Loi nouvelle » ; - le sens moral suivant lequel ce qui a été réalisé dans le Christ est signe de ce que nous devons accomplir ; - le sens anagogique selon lequel est signifié ce qui est dans la gloire éternelle. Par exemple, en commentant le psaume 3, rédigé sous forme de prière, saint Thomas expose successivement son sens historique ou littéral, son sens allégorique, et enfin son sens moral : « Le sens historique de ce psaume est exprimé dans son titre : "Lorsque David eut fui Absalom." » Son sens allégorique est la persécution de David en tant que préfiguration de celle que le Christ endurera de la part de son fils Judas. Cette persécution peut encore préfigurer toutes les persécutions de l'Église. « Son sens moral est le combat de chaque fidèle contre les vices et les mauvais désirs ; David représentant alors tout fidèle et Absalom les vices et les désirs charnels. »

Parmi les livres de l'Écriture que saint Thomas a commentés, celui des Psaumes est resté jusqu'à ces derniers temps le plus méconnu. Sans doute est-ce dû pour une large part au fait qu'il n'a pas été achevé et qu'il ne semble pas faire preuve d'innovation. Ce jugement hâtif a été remis en question, notamment par le père James A. Weisheipl, op, dans son ouvrage : Friar Thomas d'Aquino. His Life, Thought, and Works. Dans les pages qui sont consacrées au Super Psalmos de saint Thomas, l'auteur qualifie au contraire cette oeuvre de « remarquable » en ce sens que « les Psaumes sont regardés dans leur rapport avec le Christ et son Église ». Par ailleurs, étant donné que ce commentaire se situe tout à la fin de la vie de saint Thomas (1272-1273), on peut aussi le considérer comme un fruit de sa longue pratique du psautier.

LE PSAUTIER DANS LA VIE DE SAINT THOMAS (1225-1274)

Son récit hagiographique, écrit par Guillaume de Tocco, confirme effectivement, comme nous allons le voir, le retentissement que la récitation du psautier eut sur la vie spirituelle de saint Thomas.

Sur sa vie spirituelle

Vers l'âge de cinq ans, nous rapporte son biographe, Thomas fut confié par ses parents aux moines bénédictins du Mont Cassin, afin d'y recevoir, comme oblat, sa première éducation. C'est donc à l'école de Saint-Benoît qu'il va se familiariser avec le langage des psaumes et s'initier à cette grande prière de l'Église. Si, en relatant sa vie de frère prêcheur, Guillaume de Tocco ne souligne pas la dévotion que frère Thomas avait pour le psautier, les quelques brefs passages qui y font allusion sont cependant riches d'enseignement et montrent à quel point il était nourri, façonné, habité par les psaumes. On raconte que sa préoccupation constante de chercher la vérité et de la garder lui faisait répéter avec larmes ce verset du psaume : « Seigneur, sauve-moi, car les vérités ont été diminuées par les enfants des hommes (Ps 11, 2). "Ou encore que" lorsqu'on chantait ce verset des complies pendant le temps du carême : "Ne me rejette pas au temps de la vieillesse; quand ma force sera épuisée, ne m'abandonne pas" (Ps 70, 9), on le voyait fréquemment, comme ravi et absorbé dans la dévotion, répandre d'abondantes larmes qu'il semblait tirer des yeux de son âme pieuse. » Enfin, Guillaume de Tocco nous apprend qu'au cours de son ultime voyage qui devait le mener au concile de Lyon, frère Thomas, sentant ses forces décliner, se retire au monastère cistercien de Fossa Nova, et qu'à peine entré, il déclare en citant un psaume : « C'est ici le lieu de mon repos pour toujours; j'y habiterai car je l'ai désiré » (Ps 132, 14).

Sur sa vie intellectuelle

Le fait le plus marquant et qui pourrait à lui seul témoigner du profond retentissement que les psaumes ont eu sur la vie intellectuelle de frère Thomas, est sa leçon inaugurale (Principium « Rigans montes de superioribus suis ») donnée à l'occasion de la prise de possession de son titre de maître en théologie à l'université de Paris. En commentant de manière métaphorique le verset suivant du psaume 103 : « Arrosant les montagnes depuis ses hauteurs : du fruit de tes oeuvres la terre sera rassasiée », il expose en quoi consistent la doctrine sacrée et la fonction des docteurs.

La doctrine sacrée, dit-il, est haute en vertu de son origine céleste, de la subtilité de sa matière, et de sa fin qui est la vie éternelle.

La fonction des docteurs est de prêcher (praedicare), d'enseigner (legere), et de réfuter les erreurs (disputare) : « Les docteurs sont signifiés par les montagnes à travers ces mots : "Arrosant les montagnes." Et cette comparaison se justifie pour trois raisons. À cause de la hauteur des montagnes. [...] Puis à cause de leur splendeur. [...] Enfin à cause de leur défense. [...] Donc tous les docteurs de la Sainte Écriture doivent être élevés par l'éminence de leur vie, afin d'être capables de prêcher avec efficacité [...]. Ils doivent être éclairés afin de remplir leur mission enseignante avec compétence [...]. Ils doivent être prémunis afin de réfuter les erreurs dans les controverses. »

En parlant d'un de ses écrits de controverse, le Contra impugnantes Dei cultum et religionem (1256), Guillaume de Tocco fait remarquer que frère Thomas commence son apologie de la vie mendiante par une citation d'un psaume : « Seigneur, voici tes adversaires en tumulte, tes ennemis relèvent la tête. Contre ton peuple ils ourdissent un complot, ils conspirent contre tes fidèles » (Ps 82, 3).

Au témoignage du récit hagiographique de Thomas, on peut encore ajouter la liste impressionnante des citations du psautier qui abondent dans ses écrits. La fréquence de ces citations manifeste aussi l'étendue de la connaissance que Thomas avait des psaumes, et montre à quel point ils lui étaient devenus familiers.

LE COMMENTAIRE SUR LES PSAUMES

« La seule oeuvre académique de Thomas qui puisse être attribuée avec certitude à sa période napolitaine (1272-1273) », écrit le père James A. Weisheipl, « est sa série de leçons sur les psaumes 1 à 54. Le catalogue de Barthélemy de Capoue, inséré dans le procès de canonisation, fait simplement référence à cette oeuvre en l'intitulant : Sur quatre nocturnes du psautier, reporté par frère Raynald (de Piperno). Nicolas Trevet met cette oeuvre au nombre des reportations faites par Raynald et l'appelle : Sur trois nocturnes du psautier. Selon Bernard Gui, "on dit que frère Raynald, son socius, a reporté une postille (postilla) sur trois nocturnes du psautier, pendant que Thomas donnait ses leçons". Le commentaire sur les psaumes 1 à 51 figure dans toutes les éditions imprimées des oeuvres de Thomas ; le commentaire sur les psaumes 52 à 54 fut découvert par Uccelli et publié à Rome en 1880.

« Les psaumes 1 à 51 comprennent les nocturnes de l'ancien office des matines : dimanche (psaumes 1 à 20, à l'exception des psaumes 4 et 5), lundi (psaumes 26 à 37, à l'exception des psaumes 21 à 25, lesquels sont chantés aux laudes), mardi (psaumes 38 à 51, à l'exception des psaumes 42 et 50), et mercredi (psaumes 52 à 67, excepté les 62, 64 et 66). C'est pourquoi l'usage médiéval mentionnait l'oeuvre de Thomas comme une postille (postilla) sur les trois premiers nocturnes du psautier. Barthélemy de Capoue cependant a eu connaissance, directement ou indirectement, du commentaire sur les trois premiers psaumes du mercredi (psaumes 52 à 54), et il le mentionnait comme une postille sur les "quatre" premiers "nocturnes du psautier".

« Si la description de cette oeuvre comme une postille sur un nombre déterminé de nocturnes s'explique d'elle-même pour un historien de la liturgie, elle ne rendrait pas compte de l'oeuvre si Thomas avait vécu jusqu'à l'achèvement de son commentaire. Il serait préférable de l'intituler Super Psalmos ou Super Psalterium, étant donné que le commentaire de Thomas suit exclusivement l'ordre de la Vulgate, et non celui de l'office divin comme tel.

« Dès les tout premiers siècles du christianisme, le psautier fut intégré au culte chrétien comme le chant liturgique officiel de l'Église. Vers le IIe siècle l'ensemble des cent cinquante psaumes du psautier était récité une fois par semaine par les clercs astreints à la célébration du culte liturgique, et par les moines, qui par leur profession étaient tenus à l'office divin au choeur. Au temps de saint Benoît, la coutume existait depuis longtemps de chanter le psautier en son entier chaque semaine. Dans sa Règle, saint Benoît a précisé que la distribution des psaumes peut être modifiée par le moine qui en a la charge, pourvu que "chaque semaine les cent cinquante psaumes soient chantés" (RB 18, 23). Au temps de Charlemagne, l'ensemble du psautier fut divisé en deux parties : les psaumes 1 à 108, avec quelques exceptions, formaient l'office nocturne des matines, et les psaumes 109 à 150, à l'exception du psaume 118, formaient l'office diurne de vêpres. Au XIIe siècle, les ordres religieux, les Dominicains y compris, ont adopté cette répartition fondamentale, mais précisèrent, suivant l'usage ancien, que certains psaumes pouvaient être omis à matines et chantés à laudes et aux petites heures. Le commentaire de Thomas ne suit pas strictement l'ordre des psaumes chantés au choeur ou récités dans le bréviaire, mais l'ordre des psaumes dans la Vulgate. D'autre part, si Thomas avait complété son commentaire, il aurait inclus l'office du jour aussi bien que celui de la nuit. C'est pourquoi la désignation la plus appropriée pour le commentaire serait simplement Super Psalmos (inachevé).

« Dans le Prologue à son commentaire des psaumes, Thomas note qu'il existe "trois traductions" latines des psaumes, reconnues de tous. Aux temps apostoliques il existait une ancienne traduction latine (Vetus Latina) qui avait été "corrompue par les scribes" à l'époque de saint Jérôme. C'est pourquoi, à la demande du pape Damase, Jérôme "corrigea le psautier, et cette version est utilisée en Italie". Cette "version corrigée", nous le savons, fut faite par Jérôme en 383, et devint connue sous le nom de "Psautier romain", à cause de son usage en Italie. Thomas poursuit en disant : "Étant donné que cette traduction ne concordait pas avec le texte grec, Jérôme traduisit à nouveau le psautier du grec en latin, à la demande de Paula, et le pape Damase ordonna que cette version soit chantée en France ; elle concorde mot à mot avec le texte grec." En fait cette traduction fut faite à Bethléem en 392 à partir des Septante et à l'aide des Hexaples d'Origène. Elle fut adoptée au VIe siècle à Tours et fut connue sous le nom de Psautier gallican ; plus tard cette deuxième traduction de Jérôme fut adoptée par l'ensemble de la Chrétienté latine et devint le texte de référence qu'est la Vulgate. Thomas raconte l'origine de la troisième version comme suit : "Par la suite, un certain Sophronius, entrant un jour en discussion avec les Juifs - qui soutenaient que certaines choses ne figuraient pas en hébreu telles qu'il les avait introduites dans sa deuxième traduction du psautier -, demanda à Jérôme de traduire le psautier de l'hébreu en latin. Jérôme consentit à sa demande, et sa traduction concorde en tout point avec l'hébreu ; mais cette version n'est chantée dans aucune Église, cependant beaucoup la possèdent."

« Thomas n'a pas précisé sur quelle version il s'est fondé pour ses leçons. Cependant la comparaison entre le Psautier romain et gallican (PL 29, 119-398) montre clairement que son texte de base fut le Psautier gallican, tandis que le Psautier romain est mentionné comme l'alia littera.

« La liturgie dominicaine fut repriser du rite alors en usage dans les basiliques romaines au XIIIe siècle. Leur distribution des psaumes était identique, mais les Dominicains adoptèrent le texte du Psautier gallican. Les Franciscains suivirent le rite de la curie romaine, mais eux aussi adoptèrent le Psautier gallican. Plus tard le rite liturgique franciscain fut repris par la curie romaine pour son propre usage. Dans l'uniformisation des rites liturgiques sous le pape Pie V, tous les ordres religieux et les diocèses ne possédant pas un rite propre dont l'usage régulier remontait à plus d'une centaine d'années, durent se conformer au rite de la curie romaine ; celui-ci devint "le rite romain" communément en usage après le concile de Trente, rite distinct du "rite dominicain", qui avait été adopté par beaucoup d'autres ordres, congrégations, ainsi que par des diocèses de pays scandinaves. Seuls des fragments de l'ancien Psautier romain subsistèrent dans l'usage liturgique, du XIIIe siècle jusqu'à la première moitié du XXe siècle, par exemple dans les répons, les graduels et les invitatoires. Le texte de la Vulgate était celui du Psautier gallican. Il n'est donc pas du tout surprenant que Thomas ait donné ses leçons à Naples, au cours des années 1272-1273, en se fondant sur le Psautier gallican [...].

« En suivant la majorité des savants contemporains, nous devons dire que Thomas a donné à Naples (1272-1273) un enseignement scripturaire portant exclusivement sur les psaumes. [...] Il se termine brusquement au psaume 54, sans aucun doute à cause de l'extraordinaire expérience du 6 décembre 1273, lorsque Thomas fut contraint d'interrompre tout travail. L'unique manuscrit de la partie du commentaire sur les psaumes 52 à 54, qui fut découvert par Uccelli dans les Grandes Archives de Naples (Regio Archivio 25), se termine par le colophon suivant : "Ici s'achève la postille sur une partie du psautier selon frère Thomas d'Aquin de l'ordre des Prêcheurs, parce qu'on ne trouve rien de plus dans l'exemplaire de frère Raynald de Piperno, qui fut le socius (compagnon) de frère Thomas jusqu'à sa mort, et qui avait tous ses écrits." »

Dans son admirable Prologue bâti sur les quatre causes d'Aristote - les causes matérielle, modale ou formelle, finale et efficiente -, saint Thomas nous donne une clef de lecture du psautier et de l'Écriture sainte tout entière. « La matière du psautier, dit-il, est universelle, parce qu'il renferme toute l'Écriture, la matière générale de toute la théologie, qu'il traite de toute l'oeuvre divine, c'est-à-dire de la création, du gouvernement, de la rédemption et de la glorification, et qu'il se rapporte au Christ et à ses membres. Et c'est la raison pour laquelle le livre des psaumes est le plus utilisé dans l'Église. [...] Le mode du psautier est la louange et la prière. Sa finalité est l'union de l'âme à Dieu. Son auteur, c'est l'Esprit-Saint lui-même qui le révèle. »

Dans son commentaire proprement dit, on portera son attention principalement sur trois choses : sur l'importance des plans qui introduisent chaque psaume commenté ; sur ses sources et ses références ; sur son caractère particulièrement christologique et ecclésiologique.

Les plans que saint Thomas donne au début de ses leçons scripturaires, et en l'occurrence de son commentaire sur le psautier, méritent qu'on s'y attarde pour en percevoir tout l'intérêt. Sous un procédé déroutant pour nous qui sommes habitués aux analyses de l'exégèse contemporaine, et qui pourrait ne paraître qu'artificiel, nous sommes amenés en réalité à devoir prendre en considération la portée objective des mots du texte inspiré et à les saisir dans le contexte de la logique spirituelle. Saint Thomas n'est jamais prisonnier de ses structures, au contraire elles servent de support à sa pensée, lui permettent de pousser plus loin ses analyses et d'exprimer son génie. Ainsi, dans son commentaire sur le psautier, sa recherche d'un fil conducteur dans le groupement des psaumes répond à quelque chose de juste et de suggestif.

Les principales sources et références du Super Psalmos de saint Thomas sont en tout premier lieu l'Écriture sainte, avec dans l'Ancien Testament une préférence accordée au livre des psaumes, au livre d'Isaïe et au livre de Job ; dans le Nouveau Testament, aux évangiles de saint Matthieu et de saint Jean, ainsi qu'à l'épître de saint Paul aux Romains. Puis ce sont les traductions du psautier faites par saint Jérôme, c'est-à-dire, pour résumer ce qui a été dit plus haut, le Psautier gallican qui est son texte de base, et sa version d'après l'hébreu, la iuxta Hebraeos. Nombreuses sont aussi les références aux ouvrages d'Aristote (Ethique, Métaphysique, Météorologiques, Politique, Rhétorique, De la génération et de la corruption, Histoire des animaux), de Sénèque (Questions naturelles), de Cicéron (De natura deorum), de Pline l'Ancien (Histoire naturelle), etc. Étendus sont enfin ses emprunts aux Pères de l'Église, et surtout à Augustin (Enarrationes in Psalmos), à divers ouvrages de Jérôme, de Grégoire le Grand, de Denys l'Aréopagite, de Jean Damascène, d'Origène (Homélies sur les Psaumes), de Boèce, ainsi qu'à d'autres auteurs, sans oublier bien entendu les Gloses sur les psaumes, avec au premier rang celle de Pierre Lombard.

Le lecteur s'étonnera peut-être de l'importance que saint Thomas accorde à la cosmologie dans le Super Psalmos, par exemple quand il commente le psaume 17. Il faut savoir à ce propos que tout en donnant ses leçons sur le psautier, saint Thomas se penchait aussi sur le De caelo et mundo d'Aristote. S'il est vrai que ces enseignements sont les plus marqués par le temps, ils témoignent cependant de son souci de réalisme et de la place de l'homme dans le cosmos à l'intérieur du plan divin. Mais la matière fondamentale traitée par saint Thomas dans son commentaire sur le psautier est le Christ et ses membres, ou le Christ et l'Église. Il s'oppose en cela à l'exégèse littérale de Théodore de Mopsueste, et suit la règle donnée par saint Jérôme dans son commentaire sur Ézéchiel, selon laquelle les prophéties sont comme une figure des événements à venir. Cette règle, dit-il, nous devons l'appliquer pour les psaumes, dont les faits doivent être exposés comme une figure du Christ ou de l'Église (Prologue). Dans la quadruple oeuvre divine dont parlent les psaumes, il y a notamment celle de la rédemption de l'homme opérée par le Christ : « Tout ce qui a trait à la fin de l'Incarnation est clairement exposé dans ce recueil, de telle sorte qu'il semble être presque un évangile et non une prophétie » (Prologue). Cette vue christocentrique du Super Psalmos de saint Thomas est à mettre en parallèle avec sa rédaction de la troisième partie de la Somme théologique, qui date de la même époque et qui aborde aussi le mystère de l'Incarnation (S. Th. 3a, Q. 1-59). Saint Thomas n'a pas rédigé de traité sur l'Église, mais on peut dégager son ecclésiologie en recueillant dans l'ensemble de ses ouvrages les citations qui la concernent. Et son commentaire sur le psautier renferme à cet égard une richesse doctrinale qui mérite d'être mise en valeur. En voici deux passages remarquables : « Les choses qui concernent les membres, le Christ les dit de lui-même, pour cette raison que le Christ et l'Église forment un seul corps mystique ; conséquemment, ils parlent comme une seule personne : le Christ se transformant en Église et l'Église en Christ (Ps 21, 2). » - « Le Christ et l'Église sont une seule personne (Ps 30, 1). » Ce lien inséparable entre le Christ, l'Église et ses membres que saint Thomas souligne avec constance tout au long du Super Psalmos traduit bien son expérience vécue de la liturgie. Sa spiritualité ecclésiale nous invite à entrer dans une prière plus profonde des psaumes qu'il considérait « presque comme un évangile », et à faciliter l'actualisation de leur pratique.

Moustier-en-Fagne

ce 18 mai 1993.


Éditions du Cerf

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