APPENDICE : PRINCIPIUM FRATRIS THOMAE DE AQUINO « RIGANS MONTES DE SUPERIORIBUS SUIS »
PROLOGUE
1209. - Le roi des cieux et Seigneur a institué de toute éternité cette loi selon laquelle les dons de sa providence parviendraient jusqu'aux êtres inférieurs par des intermédiaires. Voilà pourquoi Denys, au cinquième chapitre de son ouvrage traitant de la Hiérarchie ecclésiastique, dit « que la très sainte loi de la Théarchie établit que les créatures inférieures soient amenées à sa propre lumière divine par l'intermédiaire des créatures supérieures ». Cette loi se vérifie non seulement chez les êtres spirituels, mais aussi dans le monde matériel. Aussi Augustin écrit-il dans son livre de la Trinité : « De même que les corps les moins parfaits et les plus faibles sont régis d'après un certain ordre par les corps les plus perfectionnés et les plus forts, ainsi tous les corps demeurent-ils sous la domination des esprits. » Et c'est pourquoi le Seigneur a exposé dans ce psaume le jeu de cette loi dans la communication de la sagesse spirituelle, sous cette métaphore empruntée au monde sensible : « Arrosant les montagnes depuis ses hauteurs : du fruit de tes oeuvres la terre sera rassasiée. » Nous voyons en effet, de nos yeux corporels, les pluies tomber du sein des nuées, arroser les montagnes et en faire jaillir les fleuves qui fécondent la terre abreuvée. Pareillement, depuis les cimes de la Sagesse divine l'intelligence des docteurs est abreuvée ; ces docteurs sont ici signifiés par les montagnes, et « Arrosant les montagnes depuis ses hauteurs : du fruit de tes oeuvres la terre sera rassasiée » (Ps 103, 13).
c'est par leur ministère que la lumière de la Sagesse divine descend jusqu'à l'intelligence de ses auditeurs.
1210. - Ainsi donc, nous pouvons dans le texte proposé, considérer quatre choses, à savoir :
- la hauteur de la doctrine spirituelle ;
- la dignité de ses docteurs ;
- la condition des auditeurs ;
- l'économie de sa communication.
I
LA HAUTEUR DE LA DOCTRINE SPIRITUELLE
1211. - La hauteur de cette doctrine est indiquée par ces mots : « depuis ses hauteurs », ou selon la Glose : « De ses secrets les plus hauts. » Cette hauteur, la doctrine sacrée la possède à trois titres différents :
D'abord par son origine. Elle est, en effet, cette Sagesse dont l'Écriture décrira la provenance céleste : « La Sagesse descend d'en haut », écrit l'Apôtre Jacques ; et selon l'Ecclésiastique : « La source de la Sagesse est le Verbe de Dieu, au plus haut des cieux. »
Hauteur ensuite, du fait de la subtilité de sa matière : « Moi j'ai habité sur les plus hauts sommets. » En effet, il y a de hautes vérités de la divine Sagesse, auxquelles tous parviennent, quoique d'une manière imparfaite, parce que « la connaissance de l'existence de Dieu est naturellement inculquée à tous », comme le dit Jean Damascène ; et c'est d'elle que parle Job : « Tous les hommes le voient, chacun n'a [de lui] qu'une vision lointaine. » D'autres, plus hautes, ne sont accessibles qu'au génie des sages, guidés seulement par la raison. Ce sont celles dont l'Apôtre Paul dit : « Ce que l'on connaît sur Dieu est manifeste pour eux. » D'autres enfin, infiniment élevées, transcendent toute investigation de la raison humaine. Il est écrit à ce propos dans Job : « La sagesse est cachée aux yeux de tous les vivants », et dans un psaume : « Il a fait des ténèbres son lieu de retraite. » Mais les saints docteurs, instruits de ces hautes vérités par l'Esprit-Saint qui « scrute même les profondeurs de Dieu », les ont livrées dans le texte de la Sainte Écriture ; et telles sont ces vérités infiniment élevées dans lesquelles on dit que la Sagesse a établi sa demeure.
Sublimité enfin, à cause de sa fin, car cette doctrine possède la fin la plus haute, à savoir la vie éternelle : « Mais ceux-ci ont été écrits, afin que vous croyiez que Jésus est le Christ, le Fils de Dieu, et qu'en croyant vous ayez la vie en son nom », écrit Jean l'évangéliste. Et l'Apôtre Paul fait cette exhortation dans son épître aux Colossiens : « Recherchez les choses d'en haut, là où se trouve le Christ assis à la droite de Dieu ; goûtez les choses d'en haut, non celles de la terre. »
II
LA DIGNITÉ DES DOCTEURS
1212. - En raison de la hauteur de cette doctrine, la dignité est pareillement exigée chez ses docteurs ; voilà pourquoi ils sont signifiés par les montagnes dans ces mots : « Arrosant les montagnes. » Et cette comparaison se justifie pour trois raisons.
À cause de la hauteur des montagnes : car elles sont élevées au-dessus de la terre et voisinent avec le ciel. Ainsi les saints docteurs, en méprisant les choses terrestres, n'aspirent qu'aux seules réalités célestes : « Pour nous, notre cité est dans le ciel » ; aussi est-il écrit à propos du Docteur des docteurs, c'est-à-dire au sujet du Christ : « Il sera élevé au-dessus de toutes les collines et toutes les nations accourront à lui. »
Puis, à cause de leur splendeur. Car de même que les montagnes sont les premières à être éclairées par les rayons du soleil, ainsi les saints docteurs sont les premiers à recevoir la lumière des esprits ; comme les montagnes, ils sont les premiers illuminés par les rayons de la divine Sagesse. Il est écrit dans un psaume : « Toi tu lances des clartés merveilleuses des montagnes éternelles, tous les insensés de coeur ont été jetés dans le trouble », c'est-à-dire par ces docteurs qui participent à l'éclat de la lumière éternelle : « Soyez sans tache au milieu d'une nation dépravée et corrompue, parmi laquelle vous brillez comme des luminaires dans le monde. »
Enfin, à cause de la défense que constituent les montagnes ; parce que par les montagnes la terre est défendue contre les ennemis. Ainsi en est-il des docteurs de l'Église qui doivent être un rempart de la foi contre les erreurs. Les enfants d'Israël ne mettent pas leur confiance dans les lances et les flèches, mais les montagnes les défendent. Aussi Ézéchiel adresse-t-il ce reproche à certaines de ces montagnes : « Vous ne vous êtes pas élevées contre l'adversaire, et vous ne vous êtes pas opposées comme un mur pour la maison d'Israël afin de tenir ferme dans le combat au jour du Seigneur. »
1213. - Donc tous les docteurs de la Sainte Écriture doivent être élevés par l'éminence de leur vie, afin d'être capables de prêcher avec efficacité, car au dire de Grégoire le Grand dans le Pastoral : « Le mépris de la conduite d'un homme entraîne nécessairement celui de sa prédication. » - « Les paroles des sages, dit l'Ecclésiaste, sont comme des aiguillons et comme des clous enfoncés en profondeur. » Or le coeur ne peut être stimulé ou transpercé par la crainte de Dieu que s'il s'attache à une conduite élevée. Ils doivent être éclairés afin de remplir leur mission enseignante avec compétence : « C'est à moi, écrit l'Apôtre Paul aux Éphésiens, le moindre de tous les saints, qu'a été accordée cette grâce d'annoncer parmi les nations les richesses insondables du Christ et de mettre en lumière aux yeux de tous l'économie du mystère caché dès l'origine des siècles en Dieu. » Ils doivent être prémunis afin de réfuter les erreurs dans les controverses : « Moi, je vous donnerai une bouche et une sagesse à laquelle tous vos adversaires ne pourront résister ni contredire. » Et à propos de ces trois fonctions, c'est-à-dire celles de prêcher, d'enseigner, et de réfuter, il est écrit : « Qu'il soit capable d'exhorter », pour ce qui concerne la prédication ; « selon la saine doctrine », pour ce qui concerne l'enseignement ; « et de confondre ceux qui la contredisent », pour ce qui concerne la controverse.
III
LA CONDITION DES AUDITEURS
1214. - Puis la condition des auditeurs est présentée sous l'image de la terre par ces mots : « la terre sera rassasiée ». Et cela parce que la terre est dans une situation inférieure : « En haut le ciel, ici-bas la terre. » Semblablement, parce qu'elle est stable et ferme : « La terre est fondée pour l'éternité. » Pareillement, parce qu'elle est féconde : « Que la terre fasse germer l'herbe verte qui porte la semence, et que les arbres fruitiers portent du fruit chacun selon son espèce. »
À la ressemblance de la terre les auditeurs doivent s'abaisser par l'humilité, car « là où est l'humilité, là est la sagesse. » Semblablement, ils doivent être fermes par la rectitude du jugement : « Ne soyez pas des petits enfants en fait de jugement. » De même, ils doivent être féconds afin de faire fructifier en eux les paroles de la Sagesse qu'ils ont reçues : « La semence qui tombe dans la bonne terre, ce sont ceux qui, ayant écouté la parole dans un coeur bon et excellent, la retiennent et portent du fruit par la patience. » C'est pourquoi, en vue d'acquérir cette sagesse par l'écoute de la parole, l'humilité est-elle requise en eux : « Si tu inclines ton oreille, dit l'Ecclésiastique, tu recevras la doctrine, et si tu aimes à écouter, tu seras sage. » Il faut d'autre part la rectitude du jugement pour le discernement des choses entendues. Il est écrit dans Job : « L'oreille ne discerne-t-elle pas les paroles ? » Mais, dans la recherche de la vérité, il faut la fécondité par laquelle le bon auditeur annonce une multiplicité de choses à partir de peu de choses entendues : « Donne une occasion au sage, et il deviendra encore plus sage. »
IV
L'ÉCONOMIE DE LA COMMUNICATION DE LA DOCTRINE
1215. - Enfin, l'économie de la production de la doctrine est indiquée dans ce texte par trois choses ; à savoir par l'économie de sa communication, par la quantité et la qualité du don reçu.
Par l'économie de sa communication : car l'intelligence des docteurs ne peut embrasser tout ce que contient la Sagesse divine. C'est pourquoi le psalmiste ne dit pas : « Superiora montibus influens (Déversant ses hauteurs sur les montagnes) », mais : « De superioribus rigans montes (Arrosant les montagnes depuis ses hauteurs). » Et Job de dire à ce propos : « Ce n'est là qu'une partie de ses oeuvres ; et si nous n'avons entendu qu'un léger murmure de sa voix, qui pourra considérer le tonnerre de sa grandeur ? » Pareillement, les docteurs ne répandent pas non plus sur leurs auditeurs la totalité de ce qu'ils embrassent, comme il en fut de l'Apôtre qui « entendit des paroles mystérieuses dont il n'est pas permis à un homme de parler ». Aussi le psalmiste ne dit-il pas : donnant le fruit des montagnes à la terre, mais : rassasiant la terre de son fruit, et c'est ce que dit Grégoire dans ses Morales sur Job lorsqu'il commente ce verset : « "Il lie les eaux dans ses nuées, afin qu'elles ne fondent pas sur la terre toutes ensemble." Le docteur ne doit pas prêcher aux commençants tout ce qu'il sait, puisque lui-même est incapable de connaître tout ce qui relève des mystères divins. »
Notre texte traite ensuite de l'économie de la doctrine quant à son mode d'acquisition : car Dieu possède cette sagesse par nature. C'est pourquoi on dit de « ses hauteurs » qu'elles sont à lui, c'est-à-dire qu'elles lui sont naturelles : « En Dieu résident la science et la force ; c'est lui qui possède le conseil et l'intelligence. » De cette science, les docteurs reçoivent une participation abondante, voilà pourquoi le texte dit qu'ils sont abreuvés depuis les hauteurs. Et il est écrit dans l'Ecclésiastique : « J'arroserai les plantes de mon jardin, et je rassasierai d'eau les fruits de mon parterre. » Quant aux auditeurs, ils en reçoivent une participation suffisante, et le rassasiement de la terre signifie cela. « Je serai rassasié lorsque apparaîtra ta gloire. »
Enfin, une troisième considération a trait au pouvoir de communiquer la sagesse, parce que Dieu la communique par sa vertu propre. Aussi le texte dit-il que c'est par lui-même qu'il arrose les montagnes. Les docteurs, au contraire, ne communiquent la sagesse que par leur ministère. C'est pourquoi le fruit des montagnes n'est pas attribué à eux-mêmes mais aux oeuvres divines. En effet le psalmiste dit : « du fruit de tes oeuvres », l'Apôtre Paul écrit quant à lui : « N'êtes-vous pas des hommes ? Qu'est donc Apollos ? et qu'est donc Paul ? Des ministres de celui en qui vous avez cru. » Mais « qui est capable d'un tel ministère ? » Dieu, en effet, exige de ses ministres qu'ils soient innocents : « Celui qui marche dans une voie immaculée, celui-là me servira » ; intelligents : « Un ministre intelligent est bien accueilli du roi » ; fervents : « Qui fais de tes anges des esprits, et de tes ministres un feu brûlant » ; mais aussi obéissants : « Bénissez le Seigneur, vous, ses ministres, qui faites sa volonté. » Mais bien que personne n'ait l'aptitude suffisante pour remplir par lui-même et de lui-même un tel ministère, cependant on peut l'espérer de Dieu : « Non que nous soyons suffisants pour former aucune pensée par nous-mêmes, comme venant de nous ; mais notre suffisance vient de Dieu. » On doit donc la demander à Dieu selon cette parole de l'Apôtre Jacques : « Si quelqu'un manque de sagesse, qu'il la demande à Dieu, qui donne à tous en abondance, et ne reproche rien ; et elle lui sera donnée. » Prions le Christ de bien vouloir nous l'accorder. Amen.